Philosophie

La mort, presque toujours perçue comme une fin tragique, peut être envisagée sous un angle différent, celui d'un nécessaire rappel de la valeur de l'instant présent. Cette perspective implique que la conscience de notre mortalité aiguise notre appréciation du moment présent et nous offre la jouissance immédiate de chaque fragment de vie.

3 - Le conflit de la vie et de l'être
La Création d'Adam - Michel-Ange - entre 1508 et 1512 - Plafond de la Chapelle Sixtine (Vatican)

3 - Le conflit de la vie et de l'être

Ce moi éternel pourrait-il nous guérir de l’angoisse de l’immortalité ? Lorsque je le pressens, c’est comme une région de paix qui m’appelle, une région où la ligne du temps n’existe plus, où je n’ai plus le soucis de nier la mort ou de la désirer. Il n’y a plus le vide, l’ennui, mais la plénitude de l’être. Mais cette région n’est jamais atteinte. Le moi présente cette étrange contradiction d’être éternel et de se dérouler nécessairement dans le temps. Les rares moments où sa destinée éternelle se dessine au loin, comme une promesse, sont des moments d’infidélité à la vie.

Seule une image peut donner une idée de ce qu’ils sont : le regard du prisonnier, au-delà d’une fenêtre, vers le ciel infini. La prison figure la vie parce qu’elle est limitée non pas par la mort – puisque celle-ci m’échappe – mais parce qu’elle n’a qu’une seule dimension, la longueur. Les analyses de Bergson n’ont pas pu arracher la notion du temps à sa figuration spatiale ; son analyse de la durée qui veut être consolante n’en est que plus désespérante : Bergson veut y mettre l’éternel et, par là, le réduire à l’immortel, à savoir à la succession indéfinie, c’est-à-dire à l’ennui. Bergson ne sort pas de sa prison l’homme qui n’aspire pourtant qu’à s’évader.

Car l’homme a besoin des trois dimensions, et surtout de la profondeur qui figure la négation de l’espace. Le pressentiment du moi éternel ne guérit donc pas l’angoisse, puisqu’au moment où il se produit, je reste prisonnier du temps. Mais c’est lui au contraire qui en est la cause profonde. Car l’angoisse naît-elle de la séparation ? Sans le sentiment de l’éternel, je n’aurais pas créé le concept d’immortalité. Car le premier n’est donné avec l’être, il appartient à mon essence d’homme, tandis que le second en lequel réside mon angoisse est né du conflit entre cet être qui est moi et la vie qui m’arrache à ce moi avide d’impassible, pour m’entraîner à travers la succession mouvante du devenir. C’est le conflit de la séparation qui a entraîné Platon, les fondateurs de paradis et les promoteurs de la survie, à prolonger indéfiniment la ligne de la durée et à confondre avec l’infini de l’éternité, l’indéfini de l’immortalité.

La source de l’angoisse de l’immortalité n’est pas dans le fait de la mort, mais dans le conflit de la vie et de l’être, du moi historique et du moi essentiel. Le premier ne peut être qu’immortel car tout personnage historique affirme sa survie, sa mort n’étant que le point de départ de sa vie historique. Mais le moi essentiel se refuse à cette vie vaine et suspendue à des conditions contingentes ; et pourtant il ne peut prendre conscience de lui-même et s’affirmer que s’il accepte ce pacte ? C’est en ce conflit que sont contenus tous les problèmes irrésolus : l’histoire suppose un Dieu éternel qui la transcende, mais puisqu’elle est histoire, elle place sa manifestation soit à une origine temporelle (récit de la Genèse) soit au terme de la ligne du temps (Jugement dernier), ce qui est une absurdité car il reste à expliquer cette origine et cette fin de la succession historique qui, par définition, n’a ni origine ni fin. Cette fin se nie à elle-même : terme, elle est dans le temps, donc affirme l’immortel ; mais mort, elle le nie car elle veut affirmer l’éternel. Il faudrait donc la placer hors du temps et nous pourrions dire que tout est une fin perpétuelle, car au même moment apparaît et se nie l’immortalité, se cache et se promet un Dieu éternel. Mais ce Dieu est un non-sens puisqu’il a créé un monde temporel, prisonnier de l’immortalité. Dilemme perpétuel, jeu dialectique qui, pouvant indéfiniment se poursuivre, plonge les hommes dans le désespoir. Mais ce désespoir lui-même est l’indice d’une solution possible.