La société contribue-t-elle à l’avènement de la raison, de cette pensée rationnelle que nous venons de définir dans les chapitres précédents ? Le problème se présente sous deux aspects, non opposés mais de niveaux différents.
Posons-nous une première question. Dans quelle mesure la vie sociale - la société, système d’institutions perdurant dans le temps, qui possède une continuité dépassant celle de la vie de l’individu, pourvue d’une autorité matérielle et morale faite de la force que possèdent ces institutions juridiques, religieuses, et qui en outre transmet le langage - conserve les acquisitions des hommes ? Dans quelle mesure cette société avec son autorité et sa force considérable par rapport à la force dont dispose un individu, pourrait-elle entraver ou bien favoriser le progrès de la rationalité ?
Posons-nous une seconde question dans le prolongement de la précédente. Est-ce que c’est la pensée qui est créatrice de pensée rationnelle au point que l’on puisse dire que penser rationnellement c’est penser du point de vue de la société, alors que penser d’une manière irrationnelle c’est penser du point de vue de l’individu ?
La société serait-elle une source de la raison alors que dans l’individu on ne trouverait rien annonçant la pensée rationnelle ? La réponse à ce problème renchérirait sur la première et aurait une signification plus grave : le verbe « favoriser » ne serait plus assez fort, la société serait constitutive de la raison elle-même. Il est permis de ne se placer qu’au premier point de vue mais il est bon de se placer également au second.
Effectivement, la société favorise le progrès de la rationalité. Elle le favorise par le langage, par les idées intellectuelles ou morales qu’elle transmet en conservant les acquisitions du passé ; par l'éducation, elle hausse l’individu à un niveau auquel il aurait eu infiniment plus de peine à se hausser par lui-même. La société stimule le développement des idées individuelles. Elle oppose un rempart au « dévergondage » de la raison, cédant au prestige de l’hallucination, de l’illusion et du désir. Mais peut-être la société entrave-t-elle le progrès de la rationalité si elle se considère chargée de défendre les acquisitions du passé contre les acquisitions du présent ou les promesses de l’avenir. Elle l’entrave si elle accueille d’une manière défiante les activités qui, tant au point de vue moral, intellectuel, religieux, s’efforcent de renouveler la pensée ou la morale. La société se poserait alors comme conservatrice et non comme progressive.
On a souvent cru qu’il y avait opposition entre la conservation et le progrès et qu’il n’y avait possibilité de lutter contre le sentiment conservateur que par la révolution. Mais il n’y a pas une opposition radicale : grâce à la conservation il existe une forme de création. La société serait retardatrice si elle posait que les vérités de fait sont des vérités de droit. Une société peut-elle à la fois entraver et favoriser le progrès de la rationalité ? Sans aucun doute !
Les cas ne sont pas rares où la société cède à la pente : être au service de la défense des préjugés ou des vérités déjà acquises ; alors tout se passe comme s’il fallait lutter contre les forces retardatrices de la société. C’est une question de fait que nous imitons en ce moment : nous avons supposé que la raison était immanente à la conscience et qu’elle rencontrait, hors d’elle, des conditions plus ou moins favorables. La réponse fournie est donc une réponse historique : c’est un fait qu’il y a des périodes de stagnation dans les civilisations. La raison est alors latente, immanente à la conscience.
Par conséquent, on ne peut pas vraiment répondre : la société est telle qu’elle favorise ou entrave toujours le progrès de la rationalité. En fait, elle fait les deux. Elle pourrait se proposer de faire l’une des choses au détriment de l’autre. Une société pourrait se proposer de développer toutes les formes d’invention, de renouveler toutes les traces du passé, elle marcherait peut-être vers sa propre dissolution et se dirigerait vers une autonomie spirituelle. La plupart des sociétés courent ce risque, elles ne sont pas détruites car il y a toujours des forces qui s’exercent pour engager une forme de restauration.
Est-il possible de hausser l’individu à l’autonomie du point de vue des rapports du bien social et de la rationalité ? Le bien social peut-il reposer sur la libre adhésion des consciences à un contrat, ce lien existe-t-il sous cette forme dans les sociétés de fait ?
Les réponses à ce problème vont peut-être nous faire réagir et bousculer nos conclusions précédentes. Allons-nous être obligés de dire, qu’en droit, la société favorise toujours le progrès ? En effet, le premier problème pose une question : pourquoi la société a-t-elle tant d’importance dans le développement de la Science et de la rationalité ? Pourquoi est-elle toujours présente ? Est-ce qu’il ne faudrait pas opposer société et individu comme on oppose raison et individu, ne faudrait-il pas plutôt identifier société et raison ?
Que faut-il désigner par le mot « nous » : une dualité qui constitue notre être ? Nous sommes un organisme soumis à toutes les fatalités de la vie, de la mort, de la croissance, de la naissance. Cette individualité est d’ailleurs apparente, elle n’est que par l’espèce qui lui a donné naissance, elle dépend du monde chimique, du monde physique, elle est en relation avec tout le passé et tout l’avenir. L’individu est « hic et nunc », nous occupons un point de l’espace et nous nous écoulons avec toute chose. Nous sommes aussi une pensée universelle qui domine le temps et l’espace et nous sommes une pensée qui juge toute chose sous un certain aspect d’éternité. Il y a en nous quelque chose de radicalement individuel et une fonction éternelle indépendante du temps puisqu’elle porte des jugements sur le temps des choses et sur les événements.